THE SUBSTANCE : CORALIE FARGEAT, AVEC SES TRIPES
Acclamée au Festival de Cannes, Coralie Fargeat est désormais une incontournable du cinéma de genre mondial. Tandis qu’elle porte un film sanglant et sans compromis porté par une Demi Moore ressuscitée, carton surprise au box-office américain où il fait encore parler de lui, la cinéaste s’est confiée sur les conditions de fabrication d’un tel ovni.
Qu’est-ce qui vous obsédait il y a dix ans sur le terrain du corps et de l’idéal de perfection, quand vous avez réalisé le court métrage REALITY+ (2014) dont THE SUBSTANCE est inspiré ?
Depuis que je suis petite fille, je suis confrontée à un idéal physique qu’on me présente comme un modèle de valorisation sociale. On vit tous avec, d’autant plus lorsqu’on est une femme. À tout âge, je me suis détestée pour plein de raisons et de manière irrationnelle ! C’est seulement après mon premier film, Revenge (2018), que j'ai conscientisé les rapports de domination à l'œuvre dans ce phénomène. Ma pensée féministe s’est articulée et j ’ai eu besoin d’exprimer cette prise de conscience ; d'extérioriser ce que j’avais accumulé toutes ces années, d’en retranscrire la violence.
Revenge faisait écho à un contexte historique fort, en pleine affaire Weinstein et révolution #MeToo. À quel point l’aviez-vous pressenti à l’époque ?
L’affaire Weinstein fut révélée à ce moment-là, mais ces pratiques existaient depuis des décennies ! La différence, c’est qu’on n’écoutait pas. En tant que femme, j’avais ressenti ces mécanismes toxiques de bien d’autres manières et mon cinéma s’est simplement nourri de qui j’étais. Il se trouve qu’on a commencé à entendre cette parole lorsque Revenge est sorti– je dis bien « commencé » car nous n’en sommes qu’au début. D’autre part, vous vous êtes inscrite dans une nouvelle vague du cinéma de genre. Que permet-il selon vous ? Produire tout à la fois un roller coaster ludique et une réflexion plus profonde sur notre humanité. Parler de nos peurs, nos désirs, notre mortelle condition et ce qu’on peut tenter de plus fou pour y échapper. Le cinéma de genre, c’est l’outil parfait pour conjuguer le plaisir de spectateur à des sujets de société fondamentaux.
Comment avez-vous fait pour vendre un projet aussi jusqu’au- boutiste, sur le fond comme sur la forme ?
J'ai d’abord écrit mon scénario « on spec », c’est-à-dire sans être rémunérée, pour m’offrir la liberté de développer mon projet sans être entravée. Je tenais à être moi-même coproductrice, car la manière dont on fabrique un film influe largement sur son résultat concret. J’avais besoin de faire le pont entre systèmes anglo- saxon et européen, afin d’accéder à un budget supérieur à ceux qu’on alloue en France sur ce type de projet. Tout comme j’avais besoin de partenaires solides, qui ne baissent pas les bras à la première difficulté. Eric Fellner [coprésident de la société britannique Working Title Films, ndlr] avait frappé à ma porte de nombreuses fois, j’avais confiance en son désir. Il m’a beaucoup soutenue, quand bien même un film entre horreur et comédie était difficile à vendre !
Le tournage était particulièrement long et éprouvant. En tant que cinéaste, comment avez-vous canalisé de telles exigences ?
Le tournage a duré plus de 100 jours, dont 93 avec une large équipe. Les 15 derniers jours se sont tournés en équipe réduite, on expérimentait des gros plans sur un bout de carrelage avec plusieurs prothèses… c’ était génial ! Je dis toujours qu’un tournage recoupe en accéléré tout ce qu’on peut ressentir dans la vie en termes de relations humaines. Le plus difficile, c’est de transmettre sa vision aux autres. À mi-parcours, je me souviens qu’on a projeté quelques images à tout le monde ; l'équipe a réalisé qu’on produisait un film hors norme. Ils l’avaient senti face à l’incongruité du projet, mais ils pouvaient soudain le constater visuellement.
Et comment avez-vous convaincu Demi Moore d’apparaître aussi vulnérable à l’écran ?
Je cherchais une actrice qui comprenne la singularité du projet et s’y inscrive totalement. Demi Moore avait réagi très fort au scénario, on a beaucoup discuté et j’ai senti qu’elle était prête. Elle savait que ce serait un tournage éprouvant avec 7h de maquillage par jour, loin des grosses productions hollywoodiennes. Surtout, on avait envie de raconter la même histoire ; elle sortait d’une période difficile, elle voulait retrouver du contrôle et de la force. C’est précisément lorsqu’on est en contrôle qu’on peut lâcher prise sur un plateau, du moins sans se faire de mal. C’est la force interne, la conviction où nous étions elle et moi dans nos vies qui nous ont permis de nous exposer, de prendre des risques, de titiller nos zones sensibles.
Cet article est issu du Mag by UGC.
The Substance, un film labellisé UGC Frissonne, à découvrir actuellement au cinéma.