PAUVRES CRÉATURES, YÓRGOS LÁNTHIMOS, L’ART ET LA MANIÈRE
2023 fut l’année de la consécration pour le cinéaste grec. Sacrée Lion d’or à la Mostra de Venise, sa dernière création marque le grand retour d’Emma Stone (La La Land), dans le rôle d’une créature de Frankenstein au féminin, qui part à l’aventure et se réapproprie son identité. Retour sur le cinéma de Yórgos Lánthimos et sur ce qui fait son style si singulier.
SON UNIVERS IMPITOYABLE
En 2015, le monde entier découvre avec The Lobster un cinéaste jusque-là confidentiel. Le film passe les solitudes modernes au filtre de la dystopie ; à savoir une société qui interdit le célibat, sous peine d’ être transformé en animal. Le Grec propose une comédie romantique sans aucun pathos, avec une vision franche, glaciale et cruelle des rapports humains. La cruauté, voilà un mot qui pourrait résumer à lui seul l’univers du cinéaste ; on le devine inspiré par le fatalisme noir de Michael Haneke et ses films tranchants. Preuve en est avec Canine, dès 2009, devenu culte pour une génération de cinéphiles. Les ingrédients sont déjà là : une époque indéterminée, une esthétique minimaliste, une situation poussée jusque dans ses retranchements tragiques. En l’occurrence des enfants séquestrés depuis leur naissance par leurs parents, qui souhaitent les préserver de la cruauté du monde extérieur... mais qui, précisément, font preuve à leur égard d’une cruauté inimaginable.
Même traitement pour la Bella de Pauvres créatures, une femme successivement séquestrée par des hommes avides de contrôle et d'autorité, sous couvert de bienveillance. Au fond, c’est peut-être là la clé du cinéma de Yórgos Lánthimos: ce qu’on nous vend comme l’illusion d’un monde idéal, hygiéniste, muselé, redouble en fait de cruauté...
SON HUMOUR IMPLACABLE
La singularité du cinéaste se trouve aussi dans ce qui le rapproche d’autres figures tutélaires, comme Luis Buñuel : l’humour. Pas si évident dans Canine, le comique de Lánthimos s’épanouit dès The Lobster et ne le quittera plus. C’est dire que ses fables, aussi sombres soient-elles, sont traversées par la satire et le grotesque. Deux éléments constitutifs de La Favorite (2018), premier film en costumes du cinéaste, où il explore les rapports de domination – y compris sexuels – entre la reine Anne d’Angleterre et deux de ses prétendantes au titre de favorite. Sous une avalanche d’effets saugrenus, Lánthimos y retranscrit le baroque d’un lieu régi par l’égoïsme et les coups bas. La cruauté des situations a beau provoquer un malaise palpable, leur aspect grotesque désamorce tout esprit de sérieux. Une manière de prendre le mal à revers, d’en faire tomber le masque inquisiteur pour en dévoiler enfin tout le pathétique.
À l’instar de Bella dans Pauvres créatures, dont l'émancipation passe aussi par l’apprentissage de l’humour. Et pas n’importe lequel : un humour aussi implacable que celui du cinéaste, dont elle use pour se défaire de situations gênantes comme pour envoyer ses prétendants dans les cordes. En deux temps, trois répliques, Lánthimos prouve ainsi son sens aigu de la dérision.
SON STYLE RECONNAISSABLE
Yórgos Lánthimos a su se forger une identité esthétique reconnaissable entre mille. Mais alors, qu’est-ce que le “style Lánthimos” ? Un cinéma en long, en large et en travers d’abord, qui use du "grand angle" pour étendre l’horizon, dans des images presque panoramiques. Un procédé devenu depuis sa marque de fabrique. Il s’agit de voir l’horreur en face, d’en filmer les contours avec précision. Quitte à en déformer l’image, autre caractéristique du très grand angle, pour accentuer sa monstruosité balourde. Sa mise en scène transcende ainsi à merveille l’esprit baroque et démesuré des situations.
Dans Pauvres créatures, la froideur calculatrice cède la place à la bouffonnerie : couleurs éclatantes, robes bouffantes, rétrofuturisme étrange, dans un film explosif qui revêt les atours du conte. Et propulse les ambitions visuelles de Lánthimos à un niveau stratosphérique et total.
Cet article est issu du Mag by UGC.
Pauvres créatures, à découvrir actuellement dans nos cinémas.