LES 2 ALFRED : C’EST QUAND LE BOOMER ?
Un quinquagénaire se fait broyer par les règles d’une jeune start-up. Une satire hilarante du monde de l’entreprise et un grand moment de poésie à la Tati.
Le pitch, à la lisière entre la fable morale et le pur récit d’anticipation, pourrait presque être celui d’un grand épisode de La Quatrième Dimension. Alexandre (interprété par un Denis Podalydès au sommet de son étourderie burlesque) est un sympathique quinqua au chômage, avec deux jeunes enfants à charge et une femme en vadrouille dans un sous-marin. Coincé par sa situation financière périlleuse, il accepte un job dans une grosse start-up façonnée par la culture jeuniste ; et dont la règle d’or est la suivante: on ne peut pas être employé et parents. Alexandre va donc devoir courageusement camoufler ses petits à sa hiérarchie ; ce qui, à une époque où le travail se glisse de plus en plus dans la sphère privée et où les « conf calls en visio » sont devenues sont devenue la norme, ne sera pas forcément des plus aisés.
On est donc dans le registre de la fantaisie socio, de la pure parabole qui s’affranchit des règles les plus élémentaires du code du travail pour mieux raconter notre quotidien de travailleur. Les 2 Alfred a quelque chose de profond à nous dire sur le monde de l’entreprise d’aujourd’hui, son libéralisme hi-tech, sa novlangue managériale, ses petites humiliations quotidiennes et cette manière d’esclavagiser avec l’illusion du libre-arbitre. Pour exprimer cela, le film va grossir très légèrement le trait de certaines situations bien connues, et les amener, à la manière d’un Tati 2.0, vers les rives de l’absurde, du cocasse et du commentaire sociétal féroce. Point d’orgue : cette séquence, inoubliable, où un chauffeur VTC qui vient d’enchaîner 14h de courses d’affilée, s’endort littéralement devant son volant tout en déclarant épuisé : « Mais je suis libre hein, je suis mon propre patron ! ». Vous y penserez immanquablement la prochaine que vous ferez appel à ce genre de services.
Voilà donc de quel bois se chauffe Les 2 Alfred, satire pas commode et vraiment grinçante, mais qui éblouit aussi par son humanisme jamais feint. Cette sphère-là du film, est prise en charge par le trio formé par Alexandre, sa cheffe, Séverine (une Sandrine Kiberlain de gala) et Arcimboldo (Bruno Podalydès) un freelance lunaire obsédé par les nouvelles technologies. Cette petite troupe là va donc se mettre petit à petit en marche, si l’on peut dire, contre ce système qui les oppresse et va décider de se débarrasser de ses chaînes virtuelles, de réenchanter par petites touches son quotidien en se remettant à croire en des valeurs désuètes, comme l’amour et l’amitié. Dit comme ça, ça pourrait paraitre naïf ; pourtant lorsqu’elle est portée par les vignettes poétiques de Podalydès cette intuition, au contraire, bouleverse.
Jean-Michel Lassault