EMILIA PÉREZ - JACQUES AUDIARD MÈNE LA DANSE
Distinguée par le Prix du jury et le Prix d’interprétation féminine (décerné à ses quatre actrices) au Festival de Cannes, la comédie musicale baroque et flamboyante de Jacques Audiard est un film hors-norme. L’occasion rêvée de s’entretenir avec un réalisateur qui n’a jamais cessé de réinventer la musicalité du cinéma.
Emilia Pérez est une comédie musicale, un opéra baroque, un film de cartel , un drame sentimental… « Transgenre », n’est- ce pas justement le mot qui correspond le mieux pour décrire ce film ?
Je voulais effectivement que la forme du film soit une reprise métonymique du parcours de transition du personnage d’Emilia. Le film devait passer d’un genre à l’autre, d’une manière plus ou moins brutale. C’est un pari risqué d’ailleurs, on ne sait jamais si ça va marcher. J’avais essayé ça sur De rouille et d’os (2012), le film mutait comme ça en cours de route. Ce qui me guide, d’un film à l’autre, c’est l’envie d’expérimenter, de rechercher.
Votre cinéma a toujours accordé une grande importance à la musique. Réaliser votre propre comédie musicale, n’était-ce pas finalement la suite logique de votre carrière ?
Quand je travaillais sur Un héros très discret (1996) avec Alexandre Desplat, on avait caressé l’idée de faire un petit opéra. Un opéra à la Brecht, à la The Black Rider de Tom Waits (1993), à la Nixon in China [un opéra écrit entre 1985 et 1987, composé par John Adams, ndlr]… On a laissé ça sous le boisseau, on a été battus par notre paresse. Mais il reste dans le film des traces de cette idée, puisqu’il y a un quintette qui vient régulièrement chapitrer l’histoire. Quand l’idée d’Emilia me vient, le premier document que j'écris est un livret d’opéra. Pourquoi penser sous forme d’opéra, un film qui parle de la transidentité et du Mexique ? Je me l’explique mal. Je crois que je voyais dans le parcours d’Emilia et dans le Mexique, l'expression d’une tragédie. Il était peut-être plus intéressant de la chanter, parce qu’elle prenait plus de force de cette façon. Il y avait quelque chose de l’ordre de la mythologie, de la sainte
Quelles ont été vos inspirations lors du processus de création de cette comédie musicale si singulière ?
Avec Camille et Clément Ducol, les compositeurs du film, on a été longtemps dans le doute de savoir si le film devait être un opéra ou une comédie musicale. Quand on parlait d’opéra, de représentation scénique, j'imaginais un petit ensemble sur scène, un peu à la manière de ce qu’avait fait Peter Brook dans La Tragédie de Carmen (1983). Je n’ai pas de connaissance encyclopédique de la comédie musicale, parce que, pour être tout à fait honnête, ce n’est pas un genre qui me transporte énormément. Celles qui m’ont marqué ont toutes un arrière-plan de drame politique, comme Les Parapluies de Cherbourg (1964) et la Guerre d’Algérie, ou Cabaret (1972) et la montée du nazisme dans les années 1930.
Votre cinéma s’est maintes fois confronté à la question de la langue : on y entend de l’anglais, de l’arabe, du corse, du mandarin, du tamoul et de l’espagnol. Ce rapport à langue est-il l’une des clés qui vous permet de constamment vous réinventer ?
Disons que la langue est un véhicule. Je pense que si je m’autorise à tourner dans des langues que je ne parle pas, c’est parce que cela me permet d’entretenir un rapport musical avec les scènes. Quand je travaille avec Lucie Zhang par exemple, qui parle mandarin, pour moi, c’est comme de la musique. Si je suis dans ma langue, je vais commencer à compter les pieds, à respecter les virgules, les élisions… Quand on a commencé à travailler sur le film avec Camille, Clément et Thomas [le scénariste et réalisateur Thomas Bidegain, collaborateur historique de Jacques Audiard, ndlr], on a su tout de suite qu’il serait en espagnol, car c’est une langue qui a la puissance évocatrice qu’on recherchait.
Quel a été le rôle de l’actrice Karla Sofía Gascón dans l’élaboration du personnage d’Emilia ?
Fondamental. Je n’ai pas une culture documentée de la question de la transidentité, mon éducation s’est faite par Karla Sofía. Pour la plupart des comédiennes que j'ai rencontrées, la transidentité était le sujet de leur vie. Karla Sofía était déjà comédienne avant sa transition, et l'est restée après. Ce qui était derrière elle lui importait peu, elle voulait seulement être comédienne. Il y a quelque chose de très exemplaire chez elle, dont elle souffre parfois, car ça n’a pas du tout été facile pour elle. Maintenant, quand je la vois heureuse avec son épouse et sa fille, je me dis qu’il y a quelque chose d’acquis.
Cet article est issu du Mag by UGC.
Emilia Pérez, un film labellisé UGC Spectateurs, à découvrir actuellement au cinéma.