Célébré pour les majestueux portraits de femmes qui jalonnent sa filmographie, Martin Provost retrace le parcours exceptionnel de Marthe Bonnard, femme et muse du peintre. Il redessine cette histoire d’art sous un autre angle, celui d’une œuvre réalisée en couple. Rencontre.

Après Séraphine (2008) et Violette (2013), vous vous intéressez de nouveau à une femme des classes populaires qui va s’émanciper par la création. Qu’est-ce qui vous semblait nécessaire de poursuivre, de prolonger ici ?

J’ai fait Séraphine et Violette de manière instinctive, avec une conscience plus floue. Il y a dix ans, le terme "transfuge de classe" n’était pas répandu ; aujourd’hui, il est sur toutes les lèvres ! Même quand j’ai fait Où va la nuit (2011), sur une femme battue, personne à l’époque n’avait employé ce terme ; on sentait encore l’omerta autour du sujet. Bonnard, Pierre et Marthe, je l’ai fait en pleine conscience, car il est en adéquation avec notre temps.

Séraphine portait aussi sur la peinture. Vous avez une affinité particulière avec cette forme d’art ?

Pour Séraphine, je n’avais jamais imaginé réaliser un film d’époque un jour, ni m’intéresser à la peinture! C’est une amie de France Culture qui m’en a parlé, qui m’a dit : "Cherche et tu comprendras." Alors j’ai cherché et j’ai compris ! (Rires.)

Depuis, vous avez tourné beaucoup de films d’époque.

J’ai découvert que j’étais très à l’aise dans cet exercice. Il y a des cinéastes comme James Ivory, qui ont fait des films d’époque merveilleux et dont les films contemporains sont en dessous. C’est instinctif : je sais mieux placer ma caméra dès lors que c’est un film d’époque.

Vous accordez une grande place à la nature, autour de la fameuse Roulotte du peintre. Une nature sauvage, dépouillée…

La nature n’est pas un décor, c’est un partenaire. J’y vis moi-même. J’habite à un kilomètre de la maison où nous avons reconstitué la Roulotte. Si vous jetez un œil à l’art asiatique, à Hokusai par exemple, les personnages sont toujours minuscules face aux éléments naturels. En comparaison, nos portraits royaux représentaient à peine la nature ! C’est ce qu’on en a fait; on l’a réduite en esclavage. Il est temps de la remettre à sa juste place, ce que je m’efforce modestement de faire ici. 

La modernité qui irrigue le film, on la doit aussi au casting. Qu’est-ce qui vous a décidé à réunir Vincent Macaigne et Cécile de France ? 

Je voyais du Pierre Bonnard en Vincent, davantage que l’inverse. [Rires.] À l’ époque, personne n’y croyait ! Moi, je n’ai jamais eu de doutes, car je pars du principe qu’un film est vivant. C’est comme un enfant qu’on met au monde ; les gens qui viennent, ceux qui partent, cela fait partie de son histoire. Et puisque Marthe a longtemps caché sa véritable identité, je n’arrivais pas à saisir l’identité de celle qui l’incarnerait. On m’a parlé de Cécile, j'étais d’abord réticent. Et puis à l’instant même où je l’ai rencontrée, j’ai su que c’était elle.

Marthe est un personnage fascinant. C’est un geste fort que de lui faire porter le récit tout entier…

Tout le monde disait que c’était une emmerdeuse, une jalouse. Je me suis demandé pourquoi on lui avait plaqué cette image, j’ai cherché, j’ai tiré des fils qui correspondent à mon histoire, comme à celle de Marthe, et qui la placent différemment dans l’histoire de l’art. C’est ce que m’avait confié Pierrette Vernon, sa petite-nièce: elle n’y a pas sa juste place. En ce temps-là, les femmes étaient bien sûr reléguées à l’ombre. Et si elle n’avait pas été là, Bonnard n’aurait jamais généré une œuvre aussi importante.

Il y a cette formule qu’on prête à Flaubert, à propos de son roman Madame Bovary : "La Bovary, c’est moi." Vous pourriez dire la même chose des personnages féminins que vous écrivez depuis 20 ans ?

Absolument. J’ai une sensibilité très féminine, je vis et j’ai vécu toute ma vie ce que vivent les femmes. Je peux donc en parler très librement! Pour moi, c’est beaucoup plus naturel d’écrire des personnages féminins plutôt que masculins. Cela vient de ma mère, qui était extraordinaire et qui s’est éloignée très tôt de sa route pour nous mettre au monde. Si elle n’avait pas eu d’enfants, je sais d’ailleurs qu’elle aurait été peintre.

Cet article est issu du Mag by UGC.

Bonnard, Pierre et Marthe, à découvrir actuellement au cinéma.

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